Fait N° 99
… tandis que les minorités en Turquie sont souvent limitées dans leur expression par la politique de l’Etat…
La république moderne de Turquie fut créée dans les années 1920 sur les cendres de l’empire ottoman – une terre multiculturelle qui assista dans ses dernières années à la décimation délibérée d’une partie de sa population, afin de faire place à un Etat-nation turc. Le génocide arménien s’étendit aux chrétiens d’autres nationalités, à savoir les Grecs et les Syriaques. La population yézidie fut elle aussi prise pour cible. Mais ce n’est pas seulement la liquidation ou la déportation de ces millions de gens qui ont marqué la Turquie nouvelle, laquelle prit leur place en Anatolie et en Asie Mineure, outre Istanbul et sa région européenne. Le régime dirigé par Mustafa Kemal mit aussi en œuvre une politique de turcisation de tous les peuples, qui se retrouvèrent à l’intérieur de ces nouvelles frontières.
Les Kurdes occupent le premier rang parmi les identités qui furent détruites dans les décennies qui ont suivi. (Il y a quelque chose d’à la fois paradoxal et poignant dans le soutien apporté par des Kurdes – isolément ou collectivement – pour reconnaître le génocide arménien, quand on songe au rôle que de nombreux Kurdes ont joué dans sa mise en œuvre.) Les révoltes des Kurdes pour leurs droits dans les années 1920 et 1930 furent brutalement étouffées, de même que le conflit armé ultérieur, interminable, des années 1980 et 1990. Le problème kurde en Turquie a trouvé, ces dernières années, une expression beaucoup plus positive, à mesure que le pays s’éloignait peu à peu de sa politique officielle laïque, kémaliste. De nos jours, des personnalités kurdes sont membres du Parlement de Turquie, outre le fait d’occuper d’autres fonctions – même si la résistance armée n’est pas entièrement écartée. La politique intérieure au sein de la Turquie tend à être instable, et la manière avec laquelle les retombées de tel ou tel scrutin, scandale, entreprise militaire ou autre pèsent sur les minorités religieuses et ethniques dans le pays reste à observer, à chaque fois. La situation des Kurdes, avant tout, sert de repère.
Deuxième groupe par son importance en Turquie, les Alévis, qui forment une minorité religieuse, assimilée parfois au soufisme, lequel tire son origine du chiisme. Ici le facteur ethnique – les Alévis comptant des kurdophones, des turcophones ou des arabophones – est secondaire, les Alévis ne relevant pas des institutions religieuses musulmanes sunnites, contrôlées par l’Etat. Eux aussi se sont retrouvés politiquement actifs et ont, en conséquence, fait face à une répression violente, en particulier dans les années 1970 et 1990. Les Alévis n’ont pas participé aux massacres et aux déportations des Arméniens en 1915. Au contraire, un grand nombre d’Arméniens fut protégé par les Alévis, et tout comme de nombreux Arméniens se sont retrouvés turquifiés ou kurdifiés, beaucoup ont eux aussi intégré des familles alévies et adopté cette identité. Ces dernières années, le processus consistant à revendiquer un héritage arménien s’est aussi étendu aux Alévis de Turquie, en particulier dans la région du Dersim ou Tunceli, où s’est créée une « Amicale des Arméniens et des Alévis du Dersim. » L’on parle aussi d’une religion alévie enracinée dans des sectes païennes arméniennes. (Voir notre article précédent sur les « crypto-Arméniens » ou les « Arméniens cachés » dans l’intérieur de la Turquie.)
Plusieurs autres minorités existent en Turquie actuellement, dont des populations d’ascendance caucasienne ou balkanique, ou d’autres encore aux origines turciques, d’Asie Centrale ou du Moyen-Orient, par exemple les Lâz, les Arabes ou les Roms (Tsiganes), pour n’en citer que quelques-unes. Parmi les groupes religieux qui tombent en dehors du courant dominant figurent les Yézidis, les Bahaïs et les chrétiens protestants. L’athéisme lui aussi n’est pas rare, suite à la ligne laïque mise en place durant toutes ces années.
Les minorités les plus visibles restent les trois qui sont citées dans le traité de Lausanne de 1923, en vertu duquel la Turquie est obligée de préserver leurs droits – un bilan imparfait, pour le moins, depuis plus de 90 ans. Les Arméniens, les Grecs et les Juifs résident principalement à Istanbul, la ville la plus cosmopolite de la Turquie actuelle. Turquifier ces trois groupes s’est avéré une cause perdue, en sorte que leurs organisations communautaires – églises, écoles, journaux – ont dû composer avec le contrôle gouvernemental. Mais il est vrai que, depuis que le parti AKP est arrivé au pouvoir en 2002, davantage de libertés ont été accordées en termes d’expression culturelle et de dialogue public. Des tensions subsistent à cet égard, néanmoins, vu le tollé qui suivit, par exemple, la révélation en 2013 de la codification des citoyens turcs dans les archives gouvernementales, indiquant leurs origines ethnico-nationales.
Traduction : © Georges Festa
Références et autres ressources
1. Uğur Ümit Üngör. The Making of Modern Turkey: Nation and State in Eastern Anatolia, 1913-1950. Oxford University Press, 2012
2. Nigar Karimova, Edward Deverell. Minorities in Turkey. The Swedish Institute of International Affairs, 2001
3. Minority Rights Group International. World Directory of Minorities and Indigenous Peoples: Turkey
4. Luke Montgomery. “Doomed to Disappear? Religious minorities in Turkey”, The Washington Times Communities, September 4, 2012
5. Dorian Jones. “Tensions Rise Between Turkey’s Government, Alevi Minority”, Voice of America, October 22, 2013
6. Raffi Bedrosyan. “Dersim Armenians Return to their Roots”, Keghart.com, March 3, 2015
7. Varak Ketsemanian. “‘Les Fils du Soleil’: An Inquiry into the Common History of the Armenians and Alevis of Dersim”, The Armenian Weekly, September 15, 2014
8. “Turkish Interior Ministry confirms ‘race codes’ for minorities”, Hürriyet Daily News, August 2, 2013
9. Johan Bodin, Achren Verdian, “Turkey’s hidden Armenians search for stolen identity”, France 24, April 17, 2015
10. Wikipedia: “Minorities in Turkey”
11. Wikipedia: “Ahmet Ali Çelikten”
12. Wikipedia: “Slavery in the Ottoman Empire”
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Titre de l'image
Ahmet Ali Çelikten (1883-1969), représentant de la minorité afro-turque, dont les ancêtres furent esclaves dans l’empire ottoman; il servit comme pilote dans les forces aériennes ottomanes, puis dans l’armée turque.
Source et attribution
By NA (NTVMSNBC) [Public domain], via Wikimedia Commons
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