Fait N° 36

Une constitution pour une Arménie libre a été préparée en Inde dans les années 1770-1780.

Un des chapitres les plus intéressants de l’histoire arménienne porte sur la communauté arménienne de l’Inde. Et l’une des pages les plus mémorables de ce chapitre est le Groupe de Madras, groupe qui porte le nom d’une importante ville portuaire et d’un centre de la côte Sud-Est de l’Inde, connue aujourd’hui sous le nom de Chennai.

Les Arméniens de l’Inde étaient marchands, originaires de Nor Jougha (New Julfa, quartier arménien d’Isfahan, capitale de la Perse à l’époque) et arrivés à l’Ouest à partir du XVIIème siècle. Ils étaient en concurrence avec les grandes puissances européennes, qui cherchaient à établir des colonies et ont amassé de grandes richesses au passage. Au moins une partie de ces richesses a été utilisée pour de grandes causes, des causes nationales, comme la construction des églises et des écoles, mais aussi et surtout, l’imprimerie.

On attribue le Nor Tetrak vor kochi Hordorak, “Le Nouveau Pamphlet connu comme “Exhortations”” aux Arméniens de Madras, dont le leader était Shahamir Shahamirian, Il s’agissait d’un livre qui poussait les jeunes Arméniens à se sensibiliser et à s’informer sur leur patrie historique et sa situation sous la domination étrangère, et ce même si le message venait d’un groupe d’individus, dont la plupart n’y ont jamais mis le pied, étant déconnectés de l’Arménie depuis au moins deux générations.

Plus tard, l’imprimerie de Shahamirian a rassemblé le Vorogayt Parats (« Piège de Gloire ») et le Nshavak (« La Cible »), deux volumes qui faisaient partie des tous premiers écrits politiques constitutionnels modernes dans le monde. Bien que la date d’impression indiquée sur la couverture de Vorogayt Parats soit 1773, pour certains chercheurs l’ouvrage aurait paru dans les années 1780. Le Vorogayts Parats liste les raisons pourquoi les gouvernements représentatifs sont nécessaires et bons, à l’opposé des monarchies, et pourquoi les Arméniens, en tant que peuple élu, se doivent d’établir leurs propres lois et de s’y tenir uniquement à celles-ci.

Le Nshavak est le document rassemblant les lois. Il est composé de 521 articles au total. Il y a des éléments qui sont familiers pour le XXIème siècle, mais il y a également des clauses, qui peuvent nous paraitre déplacées aujourd’hui. Par exemple, bien que l’égalité entre les hommes et les femmes soit garantie dans certains domaines, les hommes ont plus de privilèges pour l’obtention de l’héritage et à la maison. Le document donne également des privilèges à l’Eglise Arménienne, comme la garantie de la représentativité du clergé dans les affaires législatives, tout en maintenant un degré de séparation de l’église pour qu’elle n’intervienne pas dans les affaires étatiques. Le Vorogayts Parats et le Nshavak cherchent à mettre en place une démocratie représentative, dirigée par la Chambre de l’Arménie (le parlement), qui se doit de prendre en charge les orphelins, y compris leur éducation. Elle doit aussi s’occuper des malades, des personnes âgées, des pauvres et des handicapés. Une petite partie de l’ouvrage est d’un style constitutionnel classique, visant la séparation des pouvoirs entre les institutions. La plupart des articles et des clauses y traitent des régulations et des lois de la vie quotidienne, comme les taxes sur des biens particuliers par exemple ou encore des codes de conduite pour les militaires.

Certaines lois du Nshavak pourraient nous paraitre progressistes et en même temps archaiques, ou même simplement drôles. L’article 381 interdit à quiconque de frapper les femmes, sauf s’il s’agit d’une punition décidée par la cour ou s’il s’agit de son mari qui peux lui donner jusqu’à 12 coups de fouet (mais uniquement sur de la chair molle, sans causer de blessures durables). L’article 196 confisque et redistribue sous forme de charité tout ce qui a été gagné au jeu pendant la journée, mais on a tout à fait le droit de parier sur de l’argent tard dans la nuit, tant que les gains ou les pertes n’excèdent pas deux pièces d’argent. L’article 373 informe sur l’organisation des soirées, comme par exemple sur le positionnement des chaises. Cet article donne aussi des conseils, comme de ne plus inviter ceux qui sont devenus ivres ou ceux qui parlent trop, ajoutant que si quelqu’un devait inviter une telle personne en dehors des obligations familiales, alors les autres invités pourraient décliner leur invitation. L’article suivant oblige les autorités locales à organiser des soirées avec un repas et de la danse au moins quatre fois par an. L’article liste tous les toasts dans l’ordre ainsi que le nombre de coups de feu à tirer en l’honneur de ceux, pour qui sont destinés ces toasts (pour le peuple arménien, pour les officiers haut-gradés, pour une bonne récolte, pour l’amour que nos voisins ont envers nous, pour du temps agréablement passé). S’en suivent un dîner léger, de la musique douce et des danses modestes. L’article 374 finit en stipulant qu’on peut rester toute la nuit pendant la soirée ou de rentrer à la maison quand on en a envie.

La liste est loin d’être exhaustive. Même en prenant en compte la diversité des idées et des régulations, le Vorogayts Parats et le Nshavak constituent des approches révolutionnaires pour leur temps. Ce n’est pas un hasard car à la même époque il y avait la Révolution Américaine et les Articles de la Confédération et finalement la Constitution Américaine, appliquée dès 1787. Notons que cet ouvrage surpasse la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de la Révolution Française de 1789 et la Constitution Polonaise de 1791 en nombres d’impressions.

Les Arméniens de l’Inde étaient clairement connectés avec la pensée politique moderne, celle des temps des Lumières, venue de l’Europe. De plus, ils étaient assez ambitieux pour planifier la façon dont pourrait être gouvernée une Arménie indépendante, une Arménie, qui n’est apparu sur les cartes qu’un ou deux siècles plus tard.


Références et autres ressources

1. Յակոբ Շահամիրեան. Գիրք Անուանեալ Որոգայթ Փառաց. Թիֆլիս, 1913
[Hakob Shahamirian. Book called Snare of Glory. Tbilisi, 1913]
digitised by Digilib.am
2. Simon Payaslian. The Political Economy of Human Rights in Armenia: Authoritarianism and Democracy in a Former Soviet Republic. I. B. Tauris, 2011, pp. 62-65
3. Hacikyan, Basmajian, Franchuk, Ouzounian. The Heritage of Armenian Literature, Vol. 3: From The Eighteenth Century To Modern Times. Wayne State University Press, 2005, pp. 160-167
4. David Zenian. “Dreams Come True: 18th Century Madras Armenians Envision an Independent Armenia”, AGBU News Magazine, July 1, 2001
5. This Week in Armenian History. “Birth of Shahamir Shahamirian – November 4, 1723”, November 4, 2013


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The title page of the original publication of the Vorogayt Parats, including the motif of a shepherd tending to his flock

Titre de l'image

La page de titre de la premiere edition du Vorogayt Parats, avec l’illustration d’un berger menant son troupeau.


Source et attribution

Archives de la Fondation Gulbenkian [Domaine public], via Wikimedia Commons


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